2. Formules
- Juliette d'Arcangue, réveillez-vous !
s'écrie mademoiselle Dialo en tapant sur ma table avec le plat de la main.
La
prof de physique ne plaisante pas du tout. S'il y a bien une chose qu'elle ne
tolère pas pendant ses cours, c'est qu'un élève s’endorme. Passe encore s'il
discute, le doute qu'il parle de physique est envisageable. En revanche le
sommeil ne lui inspire rien de valable, si ce n'est lui prouver indirectement
que ses cours sont inintéressants, voire soporifiques. Avec tout le mal qu'elle
se donne pour rendre sa discipline passionnante, il est hors de question qu'on
lui manque de respect.
- Pensez-vous être à ce point au-dessus
des autres pour vous endormir pendant mes cours ?
- Non mademoiselle, répondis-je le cœur
bondissant, encore perturbée par mon rêve incroyable.
Des
rires montent doucement dans la classe. C'est tellement bon de se payer la tête
de celui qui s'est fait choper en train de dormir.
Une
fois la prof tournée vers le tableau, je ne peux m'empêcher de révéler ma
découverte à Elise, ma voisine et meilleure amie.
- À la place d'un gaz hilarant j’ai vu la
Bombe A !
- Tu délires ou quoi, t'étais en train de
dormir ma vieille ! me répond Élise, sidérée que j'ai pu m'assoupir, alors que
nous étions à deux doigts de trouver la formule d'un gaz qui nous filerait le
fou-rire – une recherche chimique absolument hors programme !
- Pas la peine de me le rappeler, je te
signale que la classe entière s'en est rendue compte ! Mon rêve était
complètement dingue. Au milieu d'une guerre sanguinolente et immonde, une bombe
a explosé et supprimé tout désir de tuer. C'était fascinant de voir tous ces
hommes les bras ballants sur un champ de bataille, observant leurs ennemis sans
ressentir l'envie de les trucider. Laissons tomber le gaz hilarant, Elise. Il
nous faut la formule de cette Bombe A. Imagine la scène au Liban, au Mali, dans
tous les pays en guerre. On actionne la bombe A et la paix est
retrouvée pour tous ces gens !
-
Parle moins fort Juliette, on va se
faire sortir ! chuchote Élise.
Me
voyant calmée, elle me murmure ironiquement :
- Et c'est quoi ta Bombe A ? La bombe
Atomique ? C’est sûr, ça va apporter la paix…
-
Mais non. C’est une une Bombe d'amour !
-
Bah voyons ! Tu voudrais voir tout le
monde s'embrasser à pleine bouche ?
Elle me fait rire cette idiote.
- Si on se fait coller ce sera de ta
faute, à dire des phrases aussi stupides.
- Mademoiselle d'Arcangue, voulez-vous
venir au tableau ? J'aimerais que vous nous disiez comment s'appelle la
réaction qui permet de transformer l'énergie chimique en énergie de mouvement ?
Elle me prend vraiment pour une
débutante…
Une
fois sur l'estrade face à tous les élèves, j'annonce sûre de moi:
-
Il s'agit de la combustion du glucose.
-
Et d'où provient l'énergie chimique ?
insiste Dialo, espérant bien me coincer.
-
Ce sont les sucres et les graisses qui
apportent l'énergie chimique à notre corps.
- Vous pensez donc être assez brillante
pour discuter avec votre voisine pendant mes explications ?
Je
n'ose pas lui dire qu'en effet je m'ennuie pendant ses cours, mais il m'est
impossible de lui balancer une telle vérité.
Ici
à St Jo on ne plaisante pas avec la discipline. On est dans un lycée catho,
dans lequel règnent encore quelques religieuses. Autant dire que les règles
sont strictes par rapport à d'autres lycées parisiens. Beaucoup d'élèves ici,
critiquent l'enseignement religieux, trouvant ça trop nul. Pour ma part ça ne
me dérange pas, je suis catholique, mais hyper discrète sur le sujet, pas la
peine de me faire remarquer. C’est mon jardin secret. Même si nous sommes dans
un lycée privé, les élèves ne sont pas là pour pratiquer la religion, mais pour
obéir à leurs parents. On nous pense mieux encadrés scolairement et
humainement. Tout cela n’a donc rien à voir avec la foi en Dieu.
Voyant
que je ne réponds pas à sa question, mademoiselle Dialo cherche une autre façon
de me sanctionner, elle reste un temps concentrée, se lève et me dit tout en
désignant son bureau :
- Puisque vous êtes si douée, je vais
prendre votre place et vous allez prendre la mienne. Vous allez voir comme il
est passionnant de faire la classe à des élèves qui se moquent totalement de ce
que vous racontez…
Je
n'en reviens pas qu'elle me fasse un coup pareil.
- Je vous en prie, servez-vous de mes
fiches, elles vous aideront à ne pas perdre le fil, annonce la prof en allant
s'asseoir à ma place avec un léger sourire moqueur.
- Vous permettez mademoiselle Ibanez ?
Élise
hoche la tête machinalement et jette un coup d'œil rapide aux formules du gaz
hilarant qui traînent sur mon cahier. Trop tard pour dissimuler notre projet
top secret. Alors que j'essaye de me dépatouiller avec les fiches de la prof,
que la classe est surexcitée par ma présence sur l’estrade, Dialo ne se prive
pas de lire mes notes. Face à toute cette tension, je suis bien incapable de
m'exprimer correctement sur des sujets que je maîtrise parfaitement en temps
normal. Tout à coup je comprends le message que veut me faire passer la prof –
il n'y a pas pire que tenter d'enseigner une matière à une classe inattentive
ou dissipée. Bien que j'aie compris la leçon, Dialo ne met pas un terme à mon
supplice et me laisse sur l'estrade.
- Alors comme ça vous avez trouvé une
formule qui permettrait de créer un gaz qui ferait rire tout le monde ? demande
la prof à ma voisine.
- Pas tout à fait, il nous manque une
étape. répond Élise un peu gênée que la prof ait mis la main sur ces feuilles
qui n'auraient jamais dû être vues par quiconque et encore moins par Dialo.
- Vous ne savez donc pas que cette formule
existe ? Demande-t-elle en inscrivant "protoxyde d'azote N²0" sous
l'œil fasciné d'Élise.
C'est
horrible d'entendre à demi-mot la conversation entre ma meilleure amie et la
prof et de voir celle-ci gribouiller mes équations. À tous les coups je vais me
faire coller ! Et pendant ce temps je galère à essayer d'expliquer à cette
bande de bras cassés ce qu'est la combustion du glucose.
Tout
en se levant de ma place, mademoiselle Dialo me demande sur un ton ironique :
- Alors Juliette, quel effet cela procure
d'enseigner à une classe indisciplinée ?
- C'est pas génial !
- Et encore, vous n'avez pas eu la chance
d'avoir une élève qui s'endorme pendant vos explications…
- Je suis désolée, dis-je en marmonnant.
- Excuses acceptées Juliette.
Alors
que je m'apprête à descendre de cette fichue estrade, mademoiselle Dialo
m'attrape doucement le poignet et me dit :
- Vous passerez me voir à la fin du cours.
Son
intonation n'a rien d'autoritaire, elle serait même plutôt douce. En retournant
à ma place, je ne mets pas dix secondes à remarquer l'ajout de la prof sur mes
recherches, elle a trouvé l'équation finale, celle sur laquelle je bloquais
depuis quelques jours. Je suis partagée entre la satisfaction d'avoir
l'équation qui me manquait, et la frustration de ne pas l'avoir trouvée seule.
Mais peu importe après tout, puisque j'avais été si près du but pour trouver la
formule d’un gaz hilarant, alors j'étais capable d'en faire autant pour la
Bombe A ! Ce rêve n'est pas innocent, il ne ressemble à aucun autre. C'est
comme si on me poussait à comprendre comment cette explosion lumineuse avait pu
provoquer la paix. Est-ce qu'une formule chimique pourrait me conduire à ça ?
Un tremblement de terre qui se produit en même temps qu'un immense flash
éblouissant et qui laisse un brouillard épais et blanc.
Comme
convenu, à la fin du cours j'ai attendu que tous les élèves sortent de la
classe pour écouter ce que la prof avait à me dire :
- Avec de telles capacités, je comprends
que vous puissiez trouver le temps long, je n'autoriserai jamais cependant
qu'on s'endorme pendant mes cours. Comme je vous l'ai marqué sur votre copie,
la formule du gaz hilarant existe déjà, mais je vous crois capable d'en trouver
d'autres. Je vous suggère donc de continuer vos recherches une semaine sur deux
pendant vos heures de physique. Vous en ferez profiter vos camarades à chaque
trimestre par un exposé plus animé que celui que vous avez fait ce matin.
- Ça ne sert à rien, ils n'écouteront
jamais.
- Un quart d'heure de cours et vous
baissez déjà les bras ! Allons Juliette, si vous y mettez du cœur et de
l'intérêt, votre auditoire sera captivé et moi encore plus.
Mademoiselle
Dialo étant ma prof principale, il est évident que je vais jouer le jeu. Elle
est la seule à pouvoir me faire passer en première l'an prochain et vu mes
résultats dans les autres matières, mieux vaut faire un peu la lèche-botte.
En
me voyant sortir avec un air dépité, Élise qui m'attendait dans le couloir,
s'empresse de me dire :
- T'as vu qu'elle a trouvé la fin de notre
formule ?
- Ouais. Mais j'ai surtout entendu que je
devais me coltiner un exposé par trimestre à faire devant la classe ! C'est
comme ça qu'elle me récompense pour mes talents de physicienne.
-
Ok, mais t'as vu…
- Oui je l'ai vu, mais je ne lui avais
rien demandé, j'étais tout à fait capable de la trouver toute seule cette
foutue formule.
- Waouh quel caractère ! Il est grand
temps qu'on essaye notre gaz hilarant !
- T'as raison, j'suis pas d'humeur et
d'ailleurs je vais rentrer déjeuner chez moi si ça t'ennuie pas.
- T'es vraiment pas marrante aujourd'hui.
Élise
a meilleur caractère que moi, c'est indiscutable, même s'il ne faut pas la
taquiner sur certains sujets, comme celui de son père, qui lui manque
terriblement. Je respecte ses points faibles, comme elle respecte les miens, or
celui qui me pose vraiment souci c'est ma dyslexie. La Physique Chimie est mon
domaine de prédilection, mais je suis nulle dans toutes les autres matières,
contrairement à Élise qui excelle en tout sauf dans cette discipline. Il faut
dire qu'Élise ne connaît pas mon enfer, elle n'est pas dyslexique ! Elle n'a
pas ce problème de prendre un mot pour un autre, de faire de mauvaises
associations d'idées à l'écrit et même à l’oral, alors qu'elles étaient parfaitement
cohérentes en pensée. Élise ne sait pas non plus ce que signifie bloquer sur
des points qui ne gênent aucun autre élève, ni d'être incapable de se
concentrer bien longtemps sur un sujet, et c'est tant mieux pour elle ! Ça lui
évite de passer pour une imbécile, ce qui m’arrive quelquefois.
Maman
me dit souvent que je ressemble à ma tante Lara qui est aussi dyslexique. En
général, quand elle me compare à sa sœur, ce n’est jamais flatteur.
En
quittant Élise, je me dirige vers la sortie, mon sac sur l'épaule. Lorsque tout
à coup j'ai l'impression qu'on me le tire en arrière et sans même me retourner
j'annonce :
- Arrête Élise ! Tu ne vas pas en mourir
d'être sans moi ce midi !
Puis ça recommence, un peu plus fort cette
fois, mais lorsque je me retourne il n'y a personne dans le couloir, ni Élise,
ni un autre élève, pas même une vulgaire souris
égarée ! J'en ai la chair de
poule. Je suis certaine que quelqu'un vient de tirer sur mon sac. Décidément
depuis ce matin, il se passe des trucs bizarres. Mais qu’est ce qui m’arrive ?
À
quelques pas de la sortie, j’active la cadence. Mon corps est devenu glacé. Mon
cœur bat à toute allure. Ces derniers mètres sont interminables et j’ai
l’impression que ce couloir n'en finira jamais. Le silence est anormal et
pesant. Pas un prof, un élève ou même un surveillant ne traîne par là. Comme
par hasard, il n'y a jamais personne quand on en a besoin. Puis, lorsque je
distingue enfin la porte, je sens une main me toucher, comme dans un train
fantôme. D’habitude je trouve ça franchement nul, mais là je ne suis pas dans
une fête foraine, la sensation est hyper réaliste ! J’entends mes pulsations
cogner contre mes tempes. Ma respiration est rapide et courte. Désormais j’ai
l’impression de bouillir tellement j’ai chaud. Et comble de la frousse : une
forme floue me dépasse en riant et s’échappe au travers des grilles du bahut.
Quel
flip ! C'est quoi ce truc qui vient de me frôler et qui n'a rien d'humain ?