mardi 8 juillet 2014

Extrait du roman "La Bombe A", chapitre 2



2.  Formules

-     Juliette d'Arcangue, réveillez-vous ! s'écrie mademoiselle Dialo en tapant sur ma table avec le plat de la main.

La prof de physique ne plaisante pas du tout. S'il y a bien une chose qu'elle ne tolère pas pendant ses cours, c'est qu'un élève s’endorme. Passe encore s'il discute, le doute qu'il parle de physique est envisageable. En revanche le sommeil ne lui inspire rien de valable, si ce n'est lui prouver indirectement que ses cours sont inintéressants, voire soporifiques. Avec tout le mal qu'elle se donne pour rendre sa discipline passionnante, il est hors de question qu'on lui manque de respect.
-      Pensez-vous être à ce point au-dessus des autres pour vous endormir pendant mes cours ?
-        Non mademoiselle, répondis-je le cœur bondissant, encore perturbée par mon rêve incroyable.
Des rires montent doucement dans la classe. C'est tellement bon de se payer la tête de celui qui s'est fait choper en train de dormir.
Une fois la prof tournée vers le tableau, je ne peux m'empêcher de révéler ma découverte à Elise, ma voisine et meilleure amie.
-        À la place d'un gaz hilarant j’ai vu la Bombe A !
-     Tu délires ou quoi, t'étais en train de dormir ma vieille ! me répond Élise, sidérée que j'ai pu m'assoupir, alors que nous étions à deux doigts de trouver la formule d'un gaz qui nous filerait le fou-rire – une recherche chimique absolument hors programme !
-     Pas la peine de me le rappeler, je te signale que la classe entière s'en est rendue compte ! Mon rêve était complètement dingue. Au milieu d'une guerre sanguinolente et immonde, une bombe a explosé et supprimé tout désir de tuer. C'était fascinant de voir tous ces hommes les bras ballants sur un champ de bataille, observant leurs ennemis sans ressentir l'envie de les trucider. Laissons tomber le gaz hilarant, Elise. Il nous faut la formule de cette Bombe A. Imagine la scène au Liban, au Mali, dans tous les pays en guerre. On actionne la bombe A et la paix est retrouvée pour tous ces gens !
-          Parle moins fort Juliette, on va se faire sortir ! chuchote Élise.
Me voyant calmée, elle me murmure ironiquement :
-      Et c'est quoi ta Bombe A ? La bombe Atomique ? C’est sûr, ça va apporter la paix…
-          Mais non. C’est une une Bombe d'amour !
-          Bah voyons ! Tu voudrais voir tout le monde s'embrasser à pleine bouche ?
Elle me fait rire cette idiote.
-         Si on se fait coller ce sera de ta faute, à dire des phrases aussi stupides.
-        Mademoiselle d'Arcangue, voulez-vous venir au tableau ? J'aimerais que vous nous disiez comment s'appelle la réaction qui permet de transformer l'énergie chimique en énergie de mouvement ?
Elle me prend vraiment pour une débutante…
Une fois sur l'estrade face à tous les élèves, j'annonce sûre de moi:
-          Il s'agit de la combustion du glucose.
-          Et d'où provient l'énergie chimique ? insiste Dialo, espérant bien me coincer.
-          Ce sont les sucres et les graisses qui apportent l'énergie chimique à notre corps.
-         Vous pensez donc être assez brillante pour discuter avec votre voisine pendant mes explications ?
Je n'ose pas lui dire qu'en effet je m'ennuie pendant ses cours, mais il m'est impossible de lui balancer une telle vérité.
Ici à St Jo on ne plaisante pas avec la discipline. On est dans un lycée catho, dans lequel règnent encore quelques religieuses. Autant dire que les règles sont strictes par rapport à d'autres lycées parisiens. Beaucoup d'élèves ici, critiquent l'enseignement religieux, trouvant ça trop nul. Pour ma part ça ne me dérange pas, je suis catholique, mais hyper discrète sur le sujet, pas la peine de me faire remarquer. C’est mon jardin secret. Même si nous sommes dans un lycée privé, les élèves ne sont pas là pour pratiquer la religion, mais pour obéir à leurs parents. On nous pense mieux encadrés scolairement et humainement. Tout cela n’a donc rien à voir avec la foi en Dieu.

Voyant que je ne réponds pas à sa question, mademoiselle Dialo cherche une autre façon de me sanctionner, elle reste un temps concentrée, se lève et me dit tout en désignant son bureau :
-   Puisque vous êtes si douée, je vais prendre votre place et vous allez prendre la mienne. Vous allez voir comme il est passionnant de faire la classe à des élèves qui se moquent totalement de ce que vous racontez…
Je n'en reviens pas qu'elle me fasse un coup pareil.
-      Je vous en prie, servez-vous de mes fiches, elles vous aideront à ne pas perdre le fil, annonce la prof en allant s'asseoir à ma place avec un léger sourire moqueur.
-       Vous permettez mademoiselle Ibanez ?
Élise hoche la tête machinalement et jette un coup d'œil rapide aux formules du gaz hilarant qui traînent sur mon cahier. Trop tard pour dissimuler notre projet top secret. Alors que j'essaye de me dépatouiller avec les fiches de la prof, que la classe est surexcitée par ma présence sur l’estrade, Dialo ne se prive pas de lire mes notes. Face à toute cette tension, je suis bien incapable de m'exprimer correctement sur des sujets que je maîtrise parfaitement en temps normal. Tout à coup je comprends le message que veut me faire passer la prof – il n'y a pas pire que tenter d'enseigner une matière à une classe inattentive ou dissipée. Bien que j'aie compris la leçon, Dialo ne met pas un terme à mon supplice et me laisse sur l'estrade.
-       Alors comme ça vous avez trouvé une formule qui permettrait de créer un gaz qui ferait rire tout le monde ? demande la prof à ma voisine.
-        Pas tout à fait, il nous manque une étape. répond Élise un peu gênée que la prof ait mis la main sur ces feuilles qui n'auraient jamais dû être vues par quiconque et encore moins par Dialo.
-    Vous ne savez donc pas que cette formule existe ? Demande-t-elle en inscrivant "protoxyde d'azote N²0" sous l'œil fasciné d'Élise.
C'est horrible d'entendre à demi-mot la conversation entre ma meilleure amie et la prof et de voir celle-ci gribouiller mes équations. À tous les coups je vais me faire coller ! Et pendant ce temps je galère à essayer d'expliquer à cette bande de bras cassés ce qu'est la combustion du glucose.
Tout en se levant de ma place, mademoiselle Dialo me demande sur un ton ironique :
-       Alors Juliette, quel effet cela procure d'enseigner à une classe indisciplinée ?
-       C'est pas génial !
-      Et encore, vous n'avez pas eu la chance d'avoir une élève qui s'endorme pendant vos explications…
-       Je suis désolée, dis-je en marmonnant.
-        Excuses acceptées Juliette.
Alors que je m'apprête à descendre de cette fichue estrade, mademoiselle Dialo m'attrape doucement le poignet et me dit :
-      Vous passerez me voir à la fin du cours.
Son intonation n'a rien d'autoritaire, elle serait même plutôt douce. En retournant à ma place, je ne mets pas dix secondes à remarquer l'ajout de la prof sur mes recherches, elle a trouvé l'équation finale, celle sur laquelle je bloquais depuis quelques jours. Je suis partagée entre la satisfaction d'avoir l'équation qui me manquait, et la frustration de ne pas l'avoir trouvée seule. Mais peu importe après tout, puisque j'avais été si près du but pour trouver la formule d’un gaz hilarant, alors j'étais capable d'en faire autant pour la Bombe A ! Ce rêve n'est pas innocent, il ne ressemble à aucun autre. C'est comme si on me poussait à comprendre comment cette explosion lumineuse avait pu provoquer la paix. Est-ce qu'une formule chimique pourrait me conduire à ça ? Un tremblement de terre qui se produit en même temps qu'un immense flash éblouissant et qui laisse un brouillard épais et blanc.

Comme convenu, à la fin du cours j'ai attendu que tous les élèves sortent de la classe pour écouter ce que la prof avait à me dire :
-      Avec de telles capacités, je comprends que vous puissiez trouver le temps long, je n'autoriserai jamais cependant qu'on s'endorme pendant mes cours. Comme je vous l'ai marqué sur votre copie, la formule du gaz hilarant existe déjà, mais je vous crois capable d'en trouver d'autres. Je vous suggère donc de continuer vos recherches une semaine sur deux pendant vos heures de physique. Vous en ferez profiter vos camarades à chaque trimestre par un exposé plus animé que celui que vous avez fait ce matin.
-         Ça ne sert à rien, ils n'écouteront jamais.
-       Un quart d'heure de cours et vous baissez déjà les bras ! Allons Juliette, si vous y mettez du cœur et de l'intérêt, votre auditoire sera captivé et moi encore plus.

Mademoiselle Dialo étant ma prof principale, il est évident que je vais jouer le jeu. Elle est la seule à pouvoir me faire passer en première l'an prochain et vu mes résultats dans les autres matières, mieux vaut faire un peu la lèche-botte.
En me voyant sortir avec un air dépité, Élise qui m'attendait dans le couloir, s'empresse de me dire :
-         T'as vu qu'elle a trouvé la fin de notre formule ?
-         Ouais. Mais j'ai surtout entendu que je devais me coltiner un exposé par trimestre à faire devant la classe ! C'est comme ça qu'elle me récompense pour mes talents de physicienne.
-          Ok, mais t'as vu…
-     Oui je l'ai vu, mais je ne lui avais rien demandé, j'étais tout à fait capable de la trouver toute seule cette foutue formule.
-         Waouh quel caractère ! Il est grand temps qu'on essaye notre gaz hilarant !
-       T'as raison, j'suis pas d'humeur et d'ailleurs je vais rentrer déjeuner chez moi si ça t'ennuie pas.
-         T'es vraiment pas marrante aujourd'hui.

Élise a meilleur caractère que moi, c'est indiscutable, même s'il ne faut pas la taquiner sur certains sujets, comme celui de son père, qui lui manque terriblement. Je respecte ses points faibles, comme elle respecte les miens, or celui qui me pose vraiment souci c'est ma dyslexie. La Physique Chimie est mon domaine de prédilection, mais je suis nulle dans toutes les autres matières, contrairement à Élise qui excelle en tout sauf dans cette discipline. Il faut dire qu'Élise ne connaît pas mon enfer, elle n'est pas dyslexique ! Elle n'a pas ce problème de prendre un mot pour un autre, de faire de mauvaises associations d'idées à l'écrit et même à l’oral, alors qu'elles étaient parfaitement cohérentes en pensée. Élise ne sait pas non plus ce que signifie bloquer sur des points qui ne gênent aucun autre élève, ni d'être incapable de se concentrer bien longtemps sur un sujet, et c'est tant mieux pour elle ! Ça lui évite de passer pour une imbécile, ce qui m’arrive quelquefois.
Maman me dit souvent que je ressemble à ma tante Lara qui est aussi dyslexique. En général, quand elle me compare à sa sœur, ce n’est jamais flatteur.

En quittant Élise, je me dirige vers la sortie, mon sac sur l'épaule. Lorsque tout à coup j'ai l'impression qu'on me le tire en arrière et sans même me retourner j'annonce :
-    Arrête Élise ! Tu ne vas pas en mourir d'être sans moi ce midi !
 Puis ça recommence, un peu plus fort cette fois, mais lorsque je me retourne il n'y a personne dans le couloir, ni Élise, ni un autre élève, pas même une vulgaire souris
égarée ! J'en ai la chair de poule. Je suis certaine que quelqu'un vient de tirer sur mon sac. Décidément depuis ce matin, il se passe des trucs bizarres. Mais qu’est ce qui m’arrive ?
À quelques pas de la sortie, j’active la cadence. Mon corps est devenu glacé. Mon cœur bat à toute allure. Ces derniers mètres sont interminables et j’ai l’impression que ce couloir n'en finira jamais. Le silence est anormal et pesant. Pas un prof, un élève ou même un surveillant ne traîne par là. Comme par hasard, il n'y a jamais personne quand on en a besoin. Puis, lorsque je distingue enfin la porte, je sens une main me toucher, comme dans un train fantôme. D’habitude je trouve ça franchement nul, mais là je ne suis pas dans une fête foraine, la sensation est hyper réaliste ! J’entends mes pulsations cogner contre mes tempes. Ma respiration est rapide et courte. Désormais j’ai l’impression de bouillir tellement j’ai chaud. Et comble de la frousse : une forme floue me dépasse en riant et s’échappe au travers des grilles du bahut.
Quel flip ! C'est quoi ce truc qui vient de me frôler et qui n'a rien d'humain ?


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